Diamond Jubilee, Cindy Lee
Vienne, décembre 2025.
Dans la préface des Bonnes, Jean Genet écrivait qu’il allait au théâtre pour « (se) voir, sur la scène (…) tel que je ne saurais – ou n’oserais – me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être ». Dans la vie, il portait ce que le philosophe Carl Jung théorisait dès 1920 : une persona – un masque social. Sur scène, le masque tombait, et Jean Genet devenait enfin celui qu’il se savait « être ».
Dans Les Bonnes, Solange et Claire sont les bonnes de Madame. Le jour, elles la servent. La nuit, elles portent ses vêtements et se prennent pour elle. Cindy Lee, la persona du musicien Patrick Flegel, est une femme des années 60 qui mâche du chewing-gum. Si Solange et Claire s’effondrent dans la banalité, Cindy Lee nous transporte vers des cieux musicaux que seuls ont explorés les plus grands avant elle.
Les premières mesures de la symphonie qu’est Diamond Jubilee, sorti en 2024, sont celles de quelques accords de guitare accompagnés de claquements de doigts : imaginez qu’en haut d’une falaise, une ronde de squelettes vous invite à danser. Petit à petit, le son s’amplifie et un violoncelle entre dans la ronde. Le vent se lève. C’est alors le cœur d’une grosse caisse qu’on distingue : il bat de plus en plus fort jusqu’à arriver à un rythme insoutenable. La tempête fait rage et vous êtes maintenant au bord du précipice. Seule une voix pourrait vous retenir par la main : c’est celle de Cindy Lee, et elle n’attendait que vous.
Bienvenue dans Diamond Jubilee, la proposition musicale la plus audacieuse de 2024.
In a diamond's eye
Shining down on me
A single memory
And it's of you
Of you.
Tout au long des deux heures que durera ce Diamond Jubilee, on croisera les influences d’un Velvet Underground des premiers albums (Glitz, Dreams of You, If you hear me crying), le Brian Jonestown Massacre (Dracula), ou même de ballades rockabilly (I have my Doubts, Wild Rose). L’influence de Women, le premier groupe de Patrick Flegel (qui prit fin en 2012 à la mort de Chris Reimer, son membre fondateur) est aussi prédominante. Écouter Diamond Jubilee, c’est comme écouter une radio des années soixante, le tout enveloppé dans une nappe de fumée. Un commentateur a noté :
« Selon moi, Diamond Jubilee c’est du “lost media” »
Un peu comme si on avait vendu les maquettes d’un ancien studio d’enregistrement des années 60-70 et qu’une gamine (celle de la pochette de l’album) les avait trouvées dans un vide grenier et les partageait avec nous. Le « lost media », c’est un peu comme la littérature grise : des textes techniques non destinés à être publiés. Ça ne doit pas être montré au public : et quand on voit le fuck intersidéral de Patrick Flegel à l’industrie de la musique pour la promo de son disque, on comprend que ceux qui ont écouté l’album pour la première fois ont fait alors partie d’un groupe très select.
Car l’album se mérite. On n’apprécie pas Diamond Jubilee comme ça – le disque dure deux heures et son écoute ne se fait pas sans peine. Il faut le dire : Cindy Lee ne chante pas toujours juste, sa guitare est par moments si saturée qu’elle en devient inaudible. Diamond Jubilee est un contraste au sens littéraire du terme : il est parfait, car il est imparfait. De prime abord, c’est un objet musical non identifié d’une brutalité purement saisissante. Ensuite, le lyrisme de Diamond Jubilee devient carrément aquatique, nous laissant face à face à de magnifiques morceaux.
Through my window, a silver moon
An open suitcase
In an empty room
Oh my god, it’s the truth
All I want,
Is you.
Et parce que ce Jubilee n’était pas si dévastateur que ça, un son se dégage largement de la face B de l’album : il s’agit du sublime Government Cheque à 1 h 19. Jamais une pédale wahwah n’avait sonné aussi juste – peu de mots peuvent exprimer la beauté de ce morceau : on se rapproche selon moi du Little Wing de Neil Young. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui ont, à juste titre, fait le lien avec son compatriote canadien. Government Cheque résume assez bien tout le projet de ce double album : observer les trains qui passent depuis un banc qui grince. Jeter des pierres sur l’autoroute depuis un pont. Ce genre d’occupations innocentes.
You’re never coming back again
You lost the world, I lost my friend
I never thought to say goodbye
If I could be with you tonight
Dans Les Bonnes, avant de tuer Madame, Claire assure à Solange que leur persona la sauvera. Elle lui dit :
« Nous irons jusqu’à la fin. Tu seras seule pour vivre nos deux existences. Il te faudra beaucoup de force. Personne ne saura au bagne que je t’accompagne en cachette. Et surtout, quand tu seras condamnée, n’oublie pas que tu me portes en toi. Précieusement. Nous serons belles, libres et joyeuses… ».
« Tu me porteras en toi »
Un anathème parfait pour Diamond Jubillee, cette étoile qui brillera désormais dans notre constellation des meilleurs albums de 2024.
Pour écouter Diamond Jubilee, c’est ici.



