Rachel.
Taylor Swift, des chimpanzés, et un groupe Whatsapp.
C’était une matinée de dimanche pluvieux à Paris.
« Alors Rachel, ça avance ton deuxième roman ? » demanda Lottie en portant une tasse de café à ses lèvres.
Un silence se fit dans la salle à manger de l’appartement haussmannien. Les regards de ses quatre convives sur elle, Rachel reposa la deuxième viennoiserie qu’elle venait à peine d’oser ôter de son panier. Elle n’aurait jamais dû venir. D’un geste timide, elle saisit une serviette en lin et la porta près de ses lèvres pour en essuyer les miettes qui auraient pu s’y glisser. Elle passa sa langue sur ses gencives et après quelques tentatives, renonça à déloger un bout de croissant coincé entre ses dents. Rachel prit une grande respiration et répondit :
« Oui, ça va. Merci de demander, ajouta-t-elle timidement.
– C’est bien, ça… répondit Lottie en baissant le regard vers son assiette. Tu peux nous en dire un peu plus ou pas encore ? »
Lottie laissa sa phrase en suspens et on n’entendit plus que les entrechoquements du service en faïence. Du bout de son couvert, elle fit un geste circulaire en désignant l’assemblée :
« Est-ce que tu parles enfin de nous ? fit Lottie avec une moue d’enfant de six ans.
Un rire mesquin et sourd parcourut l’assemblée. Les quatre amies se sourirent gracieusement, sans montrer leurs dents, juste assez pour ne pas froisser leurs injections de botox.
La présence de Rachel à ce brunch partait pourtant d’une bonne intention. Récemment célibataire, elle avait repris contact avec ses amies d’enfance. Elle avait rencontré Lottie et ses sbires au collège, à Rouen. Lottie résidait dans une maison de ville dans les quartiers chics. Rachel était quant à elle originaire des quartiers nord de la ville. Petite, elle avait vécu dans un logement social avec ses parents. Aujourd’hui, ils étaient montés en grade et résidaient dans un lotissement près du périphérique de Rouen. En classe de quatrième, les deux amies avaient sympathisé, comme le font deux gamines qui n’ont pas d’amis au collège. Ce n’était pas vraiment de l’amitié, mais plus de la survie qu’autre chose.
Autre chose rapprochait les deux adolescentes. Les parents de Lottie avaient des chevaux, et Rachel rêvait de faire de l’équitation. Ce sport lui était complètement impossible au vu des revenus modestes de ses parents. Tellement inenvisageable que Lottie n’osait même pas demander la permission de se rendre dans un centre équestre pour voir des chevaux. Pas monter dessus, juste les voir. Un week-end, elle avait été invitée au Château des Dames, la résidence secondaire des parents de Lottie. L’endroit était grandiose. Rachel n’avait jamais mis un pied dans un endroit pareil. Elle pensait sincèrement que ces châteaux, qu’elle voyait des fois depuis l’autoroute des vacances, étaient des musées. Il ne lui était même pas venu à l’esprit que quelqu’un puisse – vraiment – vivre dedans. Le parc s’étendait sur des hectares. Dans sa chambre située dans une des ailes du château (aile est, aile ouest, Rachel s’était perdue trois fois en tentant de trouver les toilettes), Lottie avait montré quelques-uns des livres qui ornaient sa bibliothèque à Rachel. Ce qui avait marqué cette dernière, c’est qu’ils appartenaient tous à « ma mère », ou « un ami de la famille, tu connais pas ». Lottie avait simplement pioché dans les différentes bibliothèques des autres pièces du château pour se constituer la sienne. Avec courage et pour combler les blancs, Rachel évoqua les livres de Lottie au dîner, avec sa mère. Les réponses de la mère étaient floues et la grande bourgeoise au brushing impeccable levait à peine la tête de son téléphone pour répondre à son invité. Quand elle répondait, Rachel ne comprenait pas la moitié des mots qu’elle utilisait. Un verre de Sancerre à la main, la mère de Lottie avait botté en touche en disant qu’après tout, Maupassant, un auteur « couleur locale », n’était finalement qu’un dérangé qui avait fini à l’asile. Pas la peine, selon elle, de l’étudier en quatrième, comme c’était effectivement le cas pour les deux collégiennes en cours de français. D’ailleurs les profs, c’est « plus ce que c’était » et « À mon époque… ». La soirée s’était terminée en eau de boudin, Rachel étant persuadée d’avoir vexé son hôte qui, en réalité, ne savait pas – en admettant qu’elle l’ait un jour su, son prénom.
Les deux jeunes filles avaient passé leur temps aux écuries du château et Rachel était rentrée chez elle, là où les livres étaient tout bonnement inexistants. On évitait d’en acheter, comme on évitait d’acheter quoi que ce soit d’ailleurs, car on n’avait « pas de place ». Chez Rachel, on cherchait le couteau à rôti dans la chambre « à Martine » et on allait « au coiffeur ». C’était la vie en lotissement, oppressante à souhait. Rachel avait honte de ses origines de « prolo » comme le dirait plus tard un camarade de prépa. Elle mit longtemps à comprendre ce que cela signifiait.
« Enfin parler de vous… », répéta Rachel, tout haut. On aurait dit le titre d’une chanson d’Hélène Ségara, la chanteuse préférée de sa mère. Rachel jeta un coup d’œil autour d’elle. L’appartement que les parents de Lottie lui avaient acheté était parfait. Cheminée en marbre, moulures au plafond, murs d’un blanc étincelant : on se serait crus dans un post instagram. La salle à manger, en particulier, était grandiose. Qui possédait, en 2025, une salle à manger en plein Paris ? L’appartement qu’occupait Rachel à Belleville ne contenait qu’une seule et unique pièce de treize mètres carrés à peine. C’était à peine légal de vivre dans un endroit aussi petit.
Chez Lottie, des portraits ornaient les murs de la grande pièce du brunch. La première fois que Rachel avait rendu visite à son amie, elle avait cru reconnaître la mère de Lottie sur l’un des portraits. À la question « C’est pas ta mère ? », Lottie avait répondu que non, il s’agissait d’une trouvaille de brocante un dimanche matin très tôt alors qu’elle rentrait d’une bringue sur un bateau/bar concept store près de Bercy. « Le cadre était joli », avait-elle répondu à Rachel.
Trop de temps avait passé et Rachel devait répondre à la question de Lottie. Sans perdre son sang-froid, Rachel se racla doucement la gorge et prépara sa réponse. Pendues à ses lèvres, boudinées dans leurs leggings – le Pilate reformer commençait à 11 h – ses quatre amies la scrutaient avec attention, leurs flûtes de champagne près de leurs lèvres.
Après une grande inspiration, Rachel botta en touche et répondit :
– Oui, je peux dire que vous inspirez chacune un ou deux personnages de mon histoire.
On entendit un « Oh » tombant, murmuré. La surprise du groupe sonnait faux.
Ce qui était surtout faux, c’est ce que Rachel avait raconté. Pour le moment, il n’y avait pas de deuxième roman. Rachel n’avait pas commencé à écrire. Rachel n’arrivait pas à écrire. Il n’y avait rien. Pas un mot. Juste un document Word intitulé « Livre II », vide.
Quelques années plus tôt, lors d’un week-end pour échapper à l’air suffocant de Paris, mi-juillet, Rachel avait visité la maison de l’écrivaine Colette, à Saint-Sauveur en Puisaye. Alors que Gaston, son ex, faisait des pronostics de Ligue 1 sur Bet Clic, tous deux avaient embarqué dans une visite guidée qui devait leur faire comprendre « les impacts de la maison sur l’œuvre de Colette ». Une guide longiligne les avait lentement fait passer d’une pièce à l’autre. Le groupe était uniquement composé – Rachel en était sure – de professeurs de français se rapprochant de la retraite. Pellicules blanches sur robes noires, haleine fétide, lunettes écailles, tous et toutes avaient profité de leurs « Pass Éducation » pour obtenir leur billet à prix réduit. À la caisse, Rachel avait surpris une dame ranger son portefeuille dans son sac à main et dire tout bas « Une des seules raisons pour lesquelles je fais encore ce métier de mer… ».
Arrivés au premier étage, le groupe s’était serré dans un grand bureau tout en châtaignier de l’Yonne. La guide expliqua alors :
– C’est ici que le Capitaine, le père de Colette, se retranchait et écrivait son roman. Bien sûr, personne n’avait le droit de lire ce qu’il écrivait. Quand il mourut, Colette et sa mère réalisèrent qu’il n’avait en réalité rien écrit et que les placards du bureau dans lequel vous vous tenez…
- En silencieux le portable, Monsieur, s’adressa la guide à Gaston. Rachel était morte de honte.
– Désolé… fit-il gravement.
La guide reprit son discours.
– Colette et sa mère réalisèrent que les placards du bureau dans lequel vous vous tenez à présent étaient remplis de feuilles blanches. Dans son autobiographie, que vous avez certainement tous lue (murmures d’approbation des profs croûteux), Colette raconte avec tendresse que sa mère et elle ont eu un mal fou à se débarrasser de toutes ces feuilles blanches… Il y en avait des milliers… Elles en ont fait des pots à confitures, des cartes de vœux à Noël…
Le reste de la visite avait été ennuyeux à mourir. N’empêche, Rachel avait retenu sa leçon : le père de Colette, une des écrivaines les plus importantes du XXe siècle, avait menti à toute sa famille en prétendant écrire un roman fantôme que tout le monde avait cherché à la fin de sa vie. Cette vision du néant avait bouleversé Rachel. L’idée de mentir sa vie entière l’avait fascinée. Le mensonge était, elle en était certaine, l’origine même de la narration. C’était la base de la fiction.
Ce jour-là, après avoir déposé Gaston à l’arrêt de bus, elle s’était attelée à l’écriture de son premier roman. Elle avait travaillé comme une forcenée. Une version. Deux versions. Quelques envois à des éditeurs. Refus sur refus. Réécriture complète de la première partie. Nouvel envoi. Sur la centaine d’échanges, quelques-uns avaient abouti à un coup de téléphone. Une fois, Rachel avait pu parler à une secrétaire qu’elle soupçonnait d’être la stagiaire de troisième. La gamine avait demandé :
– Et en ce qui concerne votre présence sur les réseaux sociaux, vous avez un compte ? Des followers ? Aujourd’hui, les gens achètent s’ils connaissent la personne. Vous faites des vlogs ?
Non, Rachel ne faisait pas de vlogs. Après un an de refus et des centaines d’envois, une maison d’édition indépendante, Le Devoir, avait accepté de publier son roman. L’éditrice avait voulu reprendre quelques passages et le travail s’était fait relativement pacifiquement. Les conseils étaient pertinents. S’était ensuivi un produit fini, dont Rachel avait pu tenir la maquette entre ses mains avant la mise en vente. Quelques articles étaient parus, France Inter avait fait un portrait long. Les ventes s’étaient bien déroulées, et l’éditrice attendait un deuxième opus le plus rapidement possible. Elle pensait qu’après ce premier roman, l’écriture serait plus facile pour Rachel. Que ses histoires seraient moins agressives, qu’elle arriverait à « se délivrer de ses démons ». Rachel ne voyait pas du tout ce à quoi elle faisait référence. C’était à ces démons inexistants qu’elle pensait ce matin, en se préparant pour aller au brunch de Lottie.
Le brunch terminé, en rentrant chez elle rue Wilhem, Rachel décida qu’il était temps de – vraiment – se mettre à l’écriture de son deuxième roman. Honnête avec elle-même, Rachel se rendit à l’évidence : les remarques de ses amies l’avaient blessée. Il fallait qu’elle se sorte de là. Son deuxième roman devait être un succès : il fallait juste qu’elle se mette à l’écrire. Confortablement dans l’unique chaise de son appartement, elle ouvrit une page de son ordinateur. Rien ne vint. Pour se distraire, elle toucha son téléphone du doigt et se détendit une minute en naviguant sur les réseaux sociaux. Le prince William faisait de la trottinette électronique à Windsor. Une chanteuse américaine sortait un nouvel album, The life of a Showgirl. Alors qu’elle allait poser son téléphone côté écran pour ne pas être dérangée, elle fut surprise par une vidéo de Jane Goodall, la spécialiste des chimpanzés. Comme elle était restée un peu plus de deux secondes sur la vidéo, l’algorithme lui proposa une deuxième vidéo qui montrait, cette fois-ci, Jane Goodall dans la jungle, embrassant un chimpanzé. Autant de vidéos de la scientifique ne pouvaient signifier qu’une seule chose : Jane Goodall était morte. Après une rapide recherche, Rachel apprit qu’effectivement, l’éthologue venait de s’éteindre.
– Merde, se dit Rachel.
Elle ne savait pas trop pourquoi, mais Jane Goodall l’avait toujours inspirée. C’était peut-être à cause de sa grande tresse qui lui faisait penser au dessin animé Pocahontas. Pocahontas à la retraite. Pocahontas réclame ses droits AMELI. Rachel rit de sa propre blague avant de poser une nouvelle fois son regard sur son « Livre II », toujours vide.
Alors, elle eut une idée. Une rapide recherche Wikipédia lui apprit qu’avant d’étudier les chimpanzés, Jane Goodall avait constamment vécu avec des animaux. Rachel poussa même la recherche en territoire inconnu : la page deux de Google l’envoya sur le site du CDI d’un collège. Pour un exposé, des collégiens avaient scanné quelques pages de Ma Vie avec les Chimpanzés, le récit autobiographique de Jane Goodall. Dans le scan, Rachel découvrit l’enfance de la scientifique aux Bouleaux – la maison de famille dans laquelle la famille Goodall avait recueilli des femmes célibataires pendant la Seconde Guerre mondiale. Rachel lut avec émotion que pour ses dix ans, son oncle offrit à Jane le cadeau dont elle avait toujours rêvé : un arbre. À la fin de chaque journée d’école – la petite Jane détestait rester enfermée des heures durant – elle grimpait dans son arbre, « regardait les oiseaux et écoutait leurs chansons ». Après le bac, sa mère l’envoya en Allemagne, car elle refusait que sa fille « pense que tous les Allemands étaient des nazis ». Cette remarque fit sourire Rachel, qui faisait défiler le PDF de la main droite, le visage près de l’écran, le menton posé dans la paume de sa main gauche. Dans son récit, Jane racontait son premier travail dans une clinique : elle devait s’occuper des enfants touchés par les bombardements de la guerre. Son obsession grandissante avec l’Afrique. Comment elle remplit d’animaux son premier appartement à Nairobi. La ville entière venait lui déposer tous les animaux blessés ou en danger. L’appartement était devenu un refuge pour la capitale kenyane. En lisant le livre, Rachel fit elle aussi connaissance avec les singes avec lesquels Jane Goodall garderait des liens toute sa vie : Barbe Blanche, Fanny, Fifi…
Le récit était bouleversant et Rachel se promit de se procurer le livre le plus vite possible. Alors qu’elle s’apprêtait à acheter une copie sur Momox, elle fut surprise par un bruit dans la cour. Le voisin sortait les poubelles. Son appartement était si petit que le bruit de la poubelle résonna et fit trembler la vaisselle dans l’évier. Rien à voir avec l’appartement de Lottie dans lequel elle avait passé la matinée. Un sentiment de honte l’envahit à nouveau en pensant au brunch du matin. Rachel se souvint alors des livres qui ornaient les murs de la chambre de Lottie au Château des Dames. Son amie n’avait même pas eu à acheter ces livres, il les lui avaient été donnés. Rachel regarda sa pauvre étagère et les quelques livres qui se battaient en duel. Si elle ne possédait que quelques ouvrages, elle les avait elle-même choisis, sans l’influence de personne. Elle au moins, les avait vraiment lus. Elle se sentit alors fière d’où elle venait et de qui elle était. Le souffle du courage lui remplit la poitrine et elle se concentra à nouveau sur son document.
Rachel savait ce qu’elle devait faire. Elle devait parler des héroïnes de son temps. Après avoir exploré le mensonge dans son premier roman, elle parlerait de la vérité. Cette idée lui plaisait énormément. D’un coup, elle imagina les grands yeux bleus d’Augustin Trapenard se braquer sur elle sur le plateau de la Grande Librairie : « Après avoir exploré les confins du mensonge, vous redéfinissez les limites de la vérité dans ce nouvel opus : dites-nous Rachel, pour vous, c’est quoi la vérité ? »…
C’était parfait. La personnalité de Jane Goodall était fascinante. Quel hasard qu’elle soit décédée le week-end de la sortie de l’album The Life of a Show Girl ! Quelques recherches sur Google Image lui permirent de tomber sur une image de Jane Goodall, âgée de 16 ans, aux bras de son père, vêtue d’une robe faite en plumes de cygnes. En comparant les costumes de Taylor Swift qui dansait en pin-up des années 50, on pouvait presque s’y méprendre. Et si c’était Jane Goodall, la Show Girl originelle ?
Après avoir relu sa phrase, Rachel effaça ce qu’elle venait d’écrire. C’était ridicule. Jane Goodall n’avait rien à voir avec tout ça. Même si l’idée n’était pas la bonne, Rachel était heureuse. Elle avait enfin trouvé un sujet sur lequel écrire. Après tous ces moments d’incertitude, elle écrivait pour de bon, sur quelque chose de nouveau, de frais. Le visage de la guide de la maison Colette lui revint tout à coup. Le destin du Capitaine ne serait certainement pas le sien.
Il était presque dix-huit heures quand son téléphone vibra à côté d’elle. Rachel le retourna et vit une notification du groupe WhatsApp de ses « 👯🥳BFF ROUEN 💕☔️ ». La jeune femme déverrouilla l’appareil au moyen d’un code à six chiffres. La platitude de la conversation la laissa pantoise. On s’échangeait des photos d’un nouveau restau « très stylé » dans le XIe. Même par message, le groupe d’amies de Rouen était démoralisant.
Après avoir longtemps contemplé son téléphone, Rachel décida de faire ce que les anthropologues du futur considèreraient, plus tard, comme une déclaration de guerre : d’un air dédaigneux, elle lâcha un « vu », ne répondit rien, et se remit à écrire.
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