Quizz Scam
En 2019, sur le point d’accoucher, je me pris de passion pour un jeu télévisé britannique qui serait bientôt au cœur d’un des scandales d’usurpation d’identité les plus célèbres de Grande-Bretagne.
- Mais ça arrive bientôt ou non ? » demandait avec insistance ma fille de trois ans alors que nous attendions nos plats au King’s Arms à Oxford, fin octobre 2025. En ce samedi midi, le pub était rempli d’étudiants, de professeurs et de touristes. Confortablement assis dans nos chaises en bois massif, nous respirions un air embaumé de bière et de fish and chips.
« Bientôt, bientôt », répondis-je, en portant ma main de ses cheveux bouclés à mon verre. Deux « Sauvignon Blanque » avant même que les plats n’arrivent, c’était trop, et le regard noir de mon mari ne faisait que me le confirmer.
Que celui qui vient de passer une semaine à l’étranger avec ses deux enfants me jette la première pierre. Seuls un site d’échecs en ligne et du mauvais vin m’avaient fait tenir. Pour me faire enrager, mon mari avait commencé une collection de photos de moi sur chess.com dans les lieux les plus emblématiques de Londres. On m’y voyait faire un mat du couloir dans un bus à deux étages, accepter un gambit reine devant les grilles de Buckingham Palace. Toute une armée, leurs reines et leurs rois étaient tombés entre mes mains. C’était ma façon, aussi poétique fût-elle, de remettre en cause la très obsolète monarchie britannique.
Le pub King’s Arms à Oxford, crédit Wikipédia.
Notre voyage arrivait à sa fin: après avoir changé deux fois d’hôtel, nous avions – pour le moment – évité un divorce. Tout allait bien.
L’objectif de notre voyage était, comme c’est souvent le cas pour tous nos déplacements, de compléter notre collection de livres. Chez nous, on ne compte nos livres que lorsqu’on déménage. Au dernier relevé, ma famille et moi possédions plus de quatre mille cinq cents ouvrages. La veille de notre déjeuner au King’s Arms, nous avions rendu visite à Tom Ayling, un gentil rouquin revendeur de livres anciens et rares à Manor House, à trente minutes d’Oxford. Serrés dans un taxi qui sentait la cigarette électronique à la réglisse, nous avions traversé la campagne anglaise, magnifique en cette saison. Peu habituée à la conduite à droite, j’avais tapé du pied à chaque carrefour pour enfoncer un embrayage imaginaire.
Tom nous avait montré de rares et précieux ouvrages. Alors que j’évoquai notre visite de la veille au British Museum, la conversation en était venue à Irving Finkel 1, le plus grand spécialiste de la Mésopotamie britannique vivant – soit selon moi, la personne la plus cool du monde. Avec émotion, Tom m’avait confié qu’il était en réalité ami avec Irving, qui lui achetait régulièrement des livres. Lorsque leur prix dépassait le budget du conservateur, Irving, je cite, lui « criait dessus en Babylonien ». À cette anecdote, Tom et moi éclatâmes d’un rire qui fit retentir les vitres teintées de Manor House.
Manor House, là où se trouve le bureau de Tom, crédit Tom Ayling.
« J’ai vraiment, vraiment, vraiment très faim, répéta ma fille.
Pour détendre l’atmosphère, mon mari leva les yeux vers les cadres accrochés aux murs du pub.
« C’est pas eux que tu regardais tout le temps ? » dit-il en désignant une photo du doigt.
La photo encadrée représentait l’équipe de Wadham participant au jeu télévisé University Challenge. Fond bleu nuit, éclairage douteux, il s’agissait bien de l’émission qui avait été touchée par un scandale qui, il y a quelques années, ébranla le jeu et ses participants.
L’équipe de St John’s affronte celle de Merton dans le jeu University Challenge, crédit BBC 2.
En 2019, alors que j’étais sur le point d’accoucher de ma première fille, je me pris de passion pour un jeu télévisé britannique qui serait bientôt au cœur d’un des scandales d’usurpation d’identité les plus célèbres de Grande-Bretagne.
Pour comprendre mon obsession pour University Challenge, il faut se mettre à la place de quelqu’un qui est coincé dans son propre corps. À neuf mois de grossesse, on a du mal à se déplacer d’un canapé à l’autre. Afin de ne pas totalement perdre la raison, je ressentis le besoin de faire fonctionner la partie de mon corps que je connais et maîtrise le mieux : mon cerveau. Je me réfugiai dans une montagne de travail que personne ne m’imposait – cette solution m’ayant déjà bien aidée lors des périodes les plus sombres de ma vie. Sans aucune logique, j’appris des traductions entières de versions latines, l’alphabet grec et augmentai, déjà non sans peine, mon ranking sur chess.com. C’était ma solution pour ne pas totalement perdre la boule.
Bloquée dans mon propre corps, j’enchaînais des heures de visionnage d’University Challenge sur YouTube, grâce à Dave Garda, celui qui depuis 2018, mettait en ligne les émissions presqu’immédiatement après que ces dernières n’avaient été diffusées sur la chaîne BBC 2.
Dans chaque université britannique, on peut s’inscrire à une quizz society, littéralement un club de quizzers. Par college (on en compte plus d’une centaine à Oxford), cinq à six étudiants se rejoignent chaque semaine pour répondre à des questions de culture générale. Pensez Questions pour un Champion, en plus difficile et par équipe. Les équipes les plus douées participaient à l’émission télé University Challenge, encore diffusée chaque dimanche à la télévision.
Les équipes progressaient par rounds. Chacune avait sa mascotte : une peluche près du buzzer, un compétiteur à la moustache qui devait sentir la ruelle du XVIIe siècle. L’excitation des joueurs était perceptible à l’écran. Certains concurrents ont marqué mon esprit pour toujours. Jason Golfinos, à qui on avait demandé le sujet de son master à Oxford et qui avait répondu, avec la plus grande nonchalance : “It’s about everything 2”, avait gagné plus de 260 points – le maximum en un round – en répondant à toutes les questions sur les empires asiatiques. J’étais abasourdie par l’étendue des connaissances des compétiteurs. Sans la moindre hésitation, j’aurais abandonné mon nourrisson, désormais bel et bien né, aux bras d’une sage-femme pour parler à Jason Golfinos 3.
Jason Golfinos et son équipe, crédit BBC 2.
Comment les compétiteurs d’University Challenge arrivaient-ils à retenir toutes ces informations ? Faisaient-ils des fiches ? Étaient-ils naturellement doués ? J’avais tellement de questions.
« On ne fait pas tous des fiches, non », me confia la professeure de grec ancien, Alecto Hardwick, en esquissant un demi-sourire.
Passant et repassant sa main dans de longs cheveux noirs de la même couleur que l’intégralité de sa tenue, elle avait acceptée de m’en dire plus sur le scandale University Challenge. C’est après avoir rejoint Magdalen College pour son master et sa thèse qu’Alecto avait commencé à participer aux compétitions de quizz. Son équipe et elle étaient arrivées en demi-finale d’University Challenge. Elle rentrait tout juste d’un tournoi.
« Bizarrement, un quizz te permet d’être à jour sur ce que tu connais, mais surtout sur ce que tu ne connais pas. Certains de mes amis font une faute une fois et ne se trompent plus jamais. Plusieurs millions de personnes regardent le show chaque semaine, ce qui rend nos passages télé très stressants. À la télé, je me trompe sur des réponses que je te donnerais sans la moindre hésitation à deux heures du matin - complètement sobre. Tout ce qui compte, c’est notre soif d’apprendre sur le monde autour de nous. Et quand on gagne, c’est génial ».
En parlant avec Alecto, je me rappelai certaines des questions posées dans le jeu.
« Quel poète, né à Rome et mort en 1918 de la grippe espagnole, composa le célèbre recueil Zone ? ». Dans les couloirs noirs de la maternité, je me revis crier : « Apollinaire ! » réveillant tout le service. Connaître les réponses que les étudiants d’Oxford ignoraient me permettait de me dire : « Je suis bien plus maline que ça ! ». D’une certaine manière, je reprenais possession de mon corps.
« Everything was all right… until it was not 4, poursuivit Alecto, en posant sa tasse de chocolat chaud sur la table basse en contreplaqué. Avec cette histoire, c’est la communauté des quizzers qui fut attaquée, mais pas que. Je suis une femme trans et par définition, je déteste les injustices. Et clairement, ce scandale en était une ».
Le scandale qu’évoquait Alecto était le suivant : en 2019, Dave Garda, celui qui mettait en ligne les vidéos d’University Challenge sur YouTube, demanda de l’argent à ceux qui regardaient ses vidéos, pour soigner son cancer du pancréas – soi-disant – au stade avancé.
« Un peu comme pour dire : c’est grâce à moi que vous voyez les vidéos qui sont sur YouTube, donc voilà ce que vous me devez », poursuivit Alecto.
Après que l’opération de charité eut récolté trois mille pounds sur son Go Fund Me, un post de Dave annonça qu’il avait succombé à son cancer.
« Et c’est là qu’on a commencé à se poser des questions, poursuivit Alecto. Comment poster alors qu’il était mort ? Toutes les vidéos University Challenge ont disparu de sa chaîne et comme il était le seul à les poster, de YouTube. C’était n’importe quoi. Je connais des gens qui ont donné de l’argent pour la cagnotte. À la mort de Dave, ils auraient aimé savoir si l’argent donné avait au moins permis d’atténuer ses souffrances, en lui permettant d’avoir accès à des soins appropriés, par exemple. C’est en cherchant un peu qu’on s’est vite rendu compte de l’arnaque. »
L’arnaque était la suivante : il n’y avait pas de cancer du pancréas, car il n’y avait pas de Dave Garda. Dave Garda n’existait pas.
« On s’y est mis à plusieurs. Très vite, on a trouvé la faille. Ce qui nous a vraiment aidés, c’était un post dans lequel on entendait la voix du soi-disant Dave Garda. Cette voix ressemblait vraiment à celle d’Alex Phan-Smith, un fan régulier des posts de Dave ».
« On a vite compris le scam. Alex Phan-Smith et Dave Garda étaient la même personne. Alex avait juste utilisé son audience et notre image pour se faire de l’argent. »
Alecto baissa les yeux et soupira :
« Tu sais, nous les quizzers, on n’a pas d’argent. Aujourd’hui prof à Oxford, je galère pour que mon contrat post-doc 5 soit reconduit chaque année. Nos situations sont super précaires. Que quelqu’un utilise notre image pour se faire de l’argent et que ce soit un scam 6, ça nous a vraiment fait du mal. Pourtant, quand on a appris que Dave avait un cancer, on était vraiment tristes pour lui. On voulait vraiment qu’il s’en sorte. »
Émue par cette confession, j’interrompis Alecto :
« You might not be rich as far as standard goes, but you’re rich in so many other ways. You’re richer than most people I know 7. »
Alecto me sourit généreusement. Je sentis que ma remarque l’avait touchée.
« You’re right, you’re absolutely right. We’re mainly rich because we know all of those things, but mostly because we are together . 8»
« Tu regrettes des choses de toute cette histoire ? demandai-je à Alecto.
D’un geste délicat, elle passa sa main dans ses longs cheveux. Le temps suspendit son cours. Après un long moment d’hésitation, elle me répondit :
« Regretter… » dit-elle d’un ton grave. « Oui, quand j’y pense, je regrette quelque chose. Je sais qu’on aurait tous aimé Alex. Même s’il avait dit « Je suis Alex, mon pseudo c’est Dave, car je préfère rester anonyme », on l’aurait tous accepté. Ce qui me rend triste, c’est qu’en tant que communauté, on a perdu une occasion d’être ensemble. Et ça, en tant que quizzer, en tant que personne, en tant que prof, ça me rend triste. »
Alex Phan-Smith découvert 9.
Le hall de l’hôtel était bruyant, et un instant, nous appréciâmes le silence qui suivit la dernière phrase d’Alecto. Dans la rue, les étudiants pressaient leur sac à dos sur leurs épaules pour se rendre d’un cours à l’autre. L’agitation de la rue retint nos attentions un instant. Me regardant droit dans les yeux, Alecto reprit :
« Mais s’il te plaît, dans ton article, ne nous dépeins pas comme les victimes de Dave Garda. Tous les jours, dans des compétitions en ligne ou à travers tout le Royaume-Uni, nous sommes des milliers à participer à des quizz. Doucement, mais sûrement, notre communauté s’est reconstruite après cette histoire. Et c’est peut-être ça le plus beau au final. »
Après le déjeuner au pub dans lequel nous avions reconnu l’image d’University Challenge, ma famille et moi passâmes par Blackwell, la plus grande librairie indépendante d’Europe. Par hasard ou destin, j’achetai les Reading Lessons 10 de Carol Atherton ainsi qu’une mauvaise traduction d’Alice au Pays des Merveilles pour ma fille.
Christ Church, où Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles, était enseignant. Alice était la fille du doyen de ce college.
« Alors, lut mon mari à ma fille qui ne voulait pas s’endormir, Alice but la potion sur laquelle était marqué « Poison » et elle se mit soudain à rétrécir… »
Ne perdant véritablement aucune occasion pour me taire, je m’interposai :
« Cette traduction est nulle. C’est « Drink me » qui est marqué sur la bouteille, pas « poison ».
Quatre yeux verts me fixèrent au milieu des coussins.
« C’est bon c’est bon, j’ai rien dit, continue ! », répliquai-je.
Alors que ma fille levait ses yeux suppliants vers mon mari pour qu’il reprenne, je demandai :
« N’empêche, Mimi, tu la boirais, toi, la bouteille qui dit « Poison » ? »
Du haut de ses six ans dans son pyjama imprimé dinosaure, elle se redressa et me répondit :
« Non maman, je ne la boirais pas. Tu sais bien que je suis plus maline que ça. ».
Après lui avoir envoyé un baiser en l’air, j’éteignis ma veilleuse et m’endormis paisiblement.
*
Tous mes plus chaleureux remerciements à la Professeure Alecto Hardwick et aux membres des Quizz Societies qu’elle a représentés pour ses précieuses informations lors de notre entretien avec moi. Encore une fois, merci à Laetitia Blancan pour sa précieuse relecture.
Certainement ma vidéo Youtube préférée.
« C’est sur tout ».
Même le Times était sous le charme: https://www.thetimes.com/uk/education/article/university-challenge-s-brainbox-jason-golfinos-scores-top-marks-for-charisma-nbs7z5vx6
« Tout allait bien… jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. »
Cette situation est, malheureusement, la même en France.
Une escroquerie.
« Vous n’êtes peut-être pas riches comme tout le monde, mais vous êtes riches d’une autre manière. Vous êtes plus riches de ce point de vue que la plupart des gens que je connais. »
« Tu as raison, complètement raison. On est riches car on connaît toutes ces choses, mais surtout parce qu’on partage ça ensemble. »
Ce lien Reddit retrace bien tout le scandale. On préfèrera partager ce lien plutôt que l’article du Daily Mail, trop far right pour la Professeure Alecto Hardwick - et pour moi.
À offrir d’urgence à tous les enseignants – tous niveaux et matières confondues – que vous connaissez.








